À quatre pattes sur le sol, je ramasse des jeunes pousses de mâche. Une fine pluie me tombe sur les épaules et une odeur de choucroute flotte dans l’air. Je n’aime pas la récolte de la mâche. C’est long et pénible. Les pousses sont fragiles, les doigts pleins de terre et les genoux douloureux. Et les planches sont si longues qu’on en voit pas la fin. À coté de moi, deux des employés de la ferme discutent pour tromper l’ennui. Ils parlent de politique, de la pandémie, des problèmes de société et des difficultés de la ferme.
J’ai quitté le Limousin pour l’Alsace. Troqué les plantes médicinales et les châtaignes contre les légumes bio. Échangé une grande chambre froide contre une minuscule caravane au milieu des champs. Continué mon voyage à la découverte d’autres modes de vie. Depuis fin Octobre 2021, je travaille volontairement dans une petite exploitation agricole en maraîchage bio au coeur de l’Alsace, dans la vallée du Ried. Je suis arrivée deux jours avant le début du second confinement. Face à la remontée rapide du nombre de cas de Covid19 en France, le gouvernement a décrété un nouveau confinement. Mais contrairement au premier, celui-ci semble impacter beaucoup moins la vie de tous les jours.
À une vingtaine de kilomètres de Strasbourg, non loin du Rhin et de la frontière allemande, se trouve une petite bourgade aux jolies maisons traditionnelles en colombage où se situe l’exploitation. Une dizaine d’hectares dédiés au maraîchage bio et à la mise en place d’un paysage agricole en lien avec le vivant grâce à la plantation de haies et de corridors de biodiversité. Un petit oasis dans un océan de champs ultra-pollués et de plantations de betteraves gorgés de néonicotinoïdes que constitue la plaine d’Alsace. La ferme est belle. Belle malgré l’Automne pluvieux et le temps gris. Les chemins où passent les trois tracteurs de la ferme sont tout boueux et abimés mais l’agencement des planches, l’intégration des haies, l’alternance entre parties en jachère et parties cultivées rend le lieu agréable à l’oeil. L’atmosphère y est tranquille, les oiseaux chantent et les punaises fort heureuses. Ici se construit un projet de vie et d’avenir basé sur des valeurs éthiques, écologiques et démocratiques. Ici, se construit un projet politique, une désobéissance face au système conventionnel.
Mais l’Automne, le confinement et les difficultés ont déposés sur le lieu une ambiance un peu triste. Le temps semble coincé sur nuages et brouillard, les repas partagés avec toute l’équipe ont été supprimés pour éviter trop de contact et les problèmes de rentabilité sont en train d’impacter la démarche éthique remettant en question beaucoup de choses. Je travaille dans les champs, ramassant salades, poireaux, épinards, choux, céleri, navets, courges. Je participe à la mise en forme des paniers que les gens commandent chaque semaine via le site internet. J’entretiens les plantations, enlevant les « mauvaises herbes » et préparant les futurs semis. Trois grandes serres sont en construction. J’observe la vie dans l’exploitation et les interrogations permanentes qui tournent dans tous les esprits. Et je me confronte à mes propres questionnements.
Quel avenir y a t’il aujourd’hui pour un maraîcher bio ? La production alimentaire cultivée de façon naturelle et respectueuse est l’un des piliers les plus importants d’un avenir résilient, sain et solidaire. Il est aujourd’hui plus que nécessaire de la développer et de l’encourager. C’est un domaine, avec l’habitat et la santé à naturel, en plein ébullition, avec énormément de choses qui se font, d’innovations et de possibilités d’avenir. C’est aussi l’un des acteurs majeurs pour reconstruire notre lien à la terre et au vivant, pour guérir le sol et redécouvrir notre alimentation. C’est un domaine vital. Et pourtant en observant ce qui se passe ici, en écoutant les uns et les autres, en découvrant que la réalité du marché finie toujours par écraser les bonnes intentions, j’ai du mal à y voir un avenir possible.
Le maraîchage comme toute pratique agricole est un métier qui demande énormément de travail. C’est un recommencement permanent, où climat, saisons, insectes, animaux et hasard ont un impact très important sur la récolte finale. Mais pour une exploitation bio vient s’ajouter à tout cela le respect des valeurs, le combat contre les grands producteurs conventionnels, l’équilibre difficile entre production-rentabilité-prix et l’éducation nécessaire du grand public. C’est un travail énorme. Qui conduit bien souvent à des pratiques en opposition aux valeurs de départ. Forte utilisation des tracteurs qui défoncent le sol et polluent. Plantation de semences F1, hybrides plus productrices mais non reproductrices. Pas de paillage et pas d’association de cultures sous prétexte de complication des récoltes. Mise en place d’achat-revente (achat de produits non plantés sur l’exploitation à de grandes exploitations bio pour les revendre ensuite dans les paniers parfois à des prix plus chers). Dépendance aux engrais organiques et minéraux industriels pour fertiliser les sols. Toutes ces pratiques illustrent aujourd’hui la réalité de la production bio et mettent en évidence un schisme entre les valeurs originelles de résilience et d’autonomie et les pratiques opposées mises en place pour répondre à la réalité du marché. Il en résulte également un épuisement mental des maraîchers et employés, situation aujourd’hui vécue dans la petite ferme où je me trouve.
Vues sur la ferme et les différentes plantes cultivées.
Pourtant d’autres exploitations agricoles en maraîchage bio semblent fonctionner. Une petite exploitation non loin de là, tenue par un jeune homme ami d’un des employés de la ferme semble réussir. Alors à quoi tient cette différence ?
Tout d’abord il semble extrêmement nécessaire de limiter la taille de nos exploitations. Une dizaine d’hectares constitue déja une ferme beaucoup trop grande. Se limiter à 2-3 hectares permettrait de se passer d’engins agricoles à moteur et de surveiller de façon beaucoup plus simple la production. Cela permettrait aussi de fonctionner avec une petite équipe et d’éviter les problèmes de fonctionnement inhérent au management de personnes. La petite taille d’une exploitation permettrait également d’associer production à transformation. Ne pas vendre que de la production fraiche mais également transformée sur place : bocaux, sirops, conserves, tisanes… Il me paraît donc nécessaire de limiter la taille des exploitations mais de les multiplier. En avoir plusieurs pour chaque commune et possiblement jouer sur les spécialisations : légumes, céréales, fruits, plantes médicinales, élevage, apiculture, pain… Chaque commune aurait alors son réseau de petites exploitations bio capable de nourrir la totalité des habitants.
Le deuxième point concerne la nécessité absolue d’avoir les bonnes connaissances. Nombre des néo-paysans et néo-convertis, moi la première, n’ont pas les connaissances suffisantes pour se rendre compte de la difficulté du travail nécessaire et la bonne mise en oeuvre de l’exploitation. Passer un BPREA (Brevet professionnel responsable d’entreprise agricole) permettant de s’installer en tant qu’agriculteur ne suffit pas. Tout comme apprendre dans les livres ou sur internet. Il faut absolument, avant de s’installer de façon professionnel, apprendre les bases des bases (avant d’apprendre à gérer une entreprise, il faut apprendre à connaître les plantes, le sol et l’environnement). Puis ensuite aller travailler dans différentes exploitations afin d’être confronté à différentes façons de travailler. Que ce soit en tant que volontaire ou salarié cela n’a pas d’importance mais il faut multiplier les expériences pour accumuler de la connaissance concrète pour être par la suite capable de répondre de la meilleure façon possible aux problématiques posées dans sa propre exploitation. Ou alors il faut accepter, si l’on commence sans connaissances, que cela va prendre du temps et que la rentabilité ne va pas être au rendez-vous avant un bon bout d’années.
La question de l’ergonomie dans les champs est un point très important et qui me semble bien trop négligé par de nombreuses personnes. Travailler dans les champs ou dans son potager, si l’on veut avoir une production correcte, nécessite, tout d’abord une conception des cultures très réfléchie en amont mais également une mise en place sur le terrain parfaitement pensée. Pour le bien-être du corps, de l’esprit et de l’exploitation même, il faut concevoir son espace de production en mettant l’ergonomie au premier plan. Par exemple, il est très important de laisser assez de place entre les planches afin que la récolte ne soit pas trop difficile, qu’une brouette puisse passer, et que les légumes plantées sur le coté de la planche ne soient pas abimés. Il est également important de ne pas concevoir des planches trop longues. Mieux vaut faire plusieurs petites planches qu’une très longue planche. Si la surface au final est la même, le plaisir du travail en sera lui différent. Il est en effet beaucoup plus fatiguant mentalement de travailler sur une longue planche qui n’en finie pas que sur plusieurs petites planches. Le travail de paysan maraîcher se faisant beaucoup à genoux ou courbé, il faut penser à cela lors de la création des planches : faire des buttes, concevoir à hauteur d’homme, pailler les espaces de passage… Le bien-être visuel est également très important pour l’esprit. Je pense qu’il est nécessaire de laisser des espaces non cultivés, libres, avec des fleurs, d’une part pour renforcer la biodiversité mais également pour laisser l’esprit se reposer. Pour beaucoup de monde, adapter ergonomiquement son exploitation rime avec perte d’espaces cultivables (puisque les planches sont plus espacées, certains espaces ne sont pas cultivés…). Pourtant un espace agréable à vivre et bien conçu sera automatiquement plus productif car le travail y sera plus facile et le bien-être se répercutera sur l’environnement et l’humain. Pour moi qui ai fait un master en Design d’interfaces où la question de l’ergonomie occupait une place centrale, ce point est fondamental et m’intéresse énormément.
Les notions d’esthétisme et de fable rejoignent la question de l’ergonomie sur de nombreux points. Pour un maraîcher qui vend ses produits bio plus chers aujourd’hui que des produits conventionnels ultra pollués, attirer le consommateur est une gageure. Surtout dans un monde où la grande majorité de la population n’a pas encore pris conscience de l’importance de manger une alimentation saine. Or comment faire pour que les gens s’intéressent à ces produits ? C’est là que l’esthétisme et la fable entrent en jeux. Tout d’abord il est très important d’avoir un lieu de production beau (pas organisé (style pelouse anglaise), mais beau (d’une beauté naturelle et entretenue avec amour)). L’esthétisme doit également s’appliquer sur le marketing de la ferme, les étiquettes et la mise en panier. Ce ne sont pas les aliments qui doivent être esthétiques (ils le sont déja au naturel, dans toute leur diversité) mais tout ce qui touche à leur vente. Pour rendre un stand au marché ou un panier plus attractif qu’un autre, il faut travailler son esthétisme.
À cela vient se lier la notion de fable. Vendre une production n’est pas suffisante, il faut vendre une histoire, un conte. Quelque chose qui touche au coeur des gens. Il est plus que vital d’inventer de nouveaux imaginaires, de nouvelles fables, de nouvelles histoires pour changer notre façon de voir le monde et la société. Il faut réinventer un nouveau paradigme. Et cela commence à l’échelle du maraîcher. Lui qui est en contact direct avec la terre, le sol, les insectes, les plantes. Lui, est l’un des premiers, à pouvoir raconter des histoires nouvelles et à toucher directement la population. Une pomme n’est qu’une pomme pour la majorité des gens. Mais une pome n’est pas qu’une pomme. Une pomme c’est l’évolution du monde sous la forme d’un fruit. C’est une multitude d’interactions entre êtres vivants. C’est une somme de connaissances. C’est une infinité d’histoires qui ne demandent qu’à être racontées.
Je lève les yeux sur le ciel. Il ne pleut plus, le soleil apparait par delà les nuages. Le vent à changé de sens, l’odeur de l’usine à choucroute à coté a disparu. Cela fait un mois que je suis là. Je n’ai pas appris beaucoup de choses sur la plantation de légumes mais j’ai beaucoup appris sur tout le reste. Toutes ces discussions et réflexions ont clarifié mon esprit. Des trois grandes thématiques que sont la production alimentaire bio, la santé au naturel et l’éco-construction, j’ai choisi de m’orienter professionnellement de façon définitive vers celle qui m’intéresse le plus : l’éco-construction. Je n’abandonne pas les autres, loin de là, mais je vais privilégier pour l’instant l’éco-construction. Et puis malgré certains choix de culture avec lesquels je suis en désaccord, je souhaite de tout coeur à l’équipe de la ferme de s’en sortir. De s’accrocher malgré les difficultés et de poursuivre la bataille pour continuer d’avancer vers l’avenir. La ferme est belle aujourd’hui. Mais elle le sera encore plus demain, lorsque l’intégralité des haies auront été plantées. Lorsque le verger aura poussé. Lorsque de nouvelles pratiques auront été mises en place. Cela va prendre encore un peu de temps, mais je veux croire qu’en s’accrochant on peut y arriver.
Les nouvelles serres en haut à droite, le lieu de vie pour les volontaires et les employés au milieu à gauche, la mâche en bas à gauche et la récolte du Mizuna en bas à droite.
Note :
Afin de respecter le droit à la vie privée et à l’anonymat sur le net, les noms des personnes ont été modifiés.