Je marche sur la digue menant au Phare de la Gacholle et j’ai l’impression de marcher sans avancer. Les heures passent et le phare semble toujours aussi loin. Pourtant je le vois dans l’horizon, petite tour s’élevant vers le ciel, immanquable dans le paysage. Ici, c’est plat. Des mosaïques de lagunes et sansouires immenses et peu profondes s’étendent autour de moi. Et au loin, la mer. L’horizon à perte de vue. Les distances sont trompeuses dans ce genre d’environnement. Tout semble si proche. Et pourtant. Le ciel est chargé de nuages noirs aux formes étranges. Dans le lointain je distingue une multitude de petits points blancs se prélassant sur des étendues d’eau luisant dans le soleil d’une fin d’après-midi. Des groupes de mouettes, canards, hérons garde-boeuf et autres échassiers. Leurs cancanements perçus sur des kilomètres. Un vrombissement aigu suivi d’une piqûre sur le bras me signale que les moustiques sont de sortie. C’est la fin d’après-midi en Camargue et je suis à la recherche de Flamants Roses.
Parc naturel régional en bordure de la mer Méditerranée, la Camargue, située en Provence, est une zone humide plate faite de marais, champs et rizières où se côtoient animaux sauvages, taureaux, chevaux, humains, industries et oiseaux migrateurs. Le Rhône, grand fleuve Européen, prenant sa source en Suisse se jette dans la mer Méditerranée après un voyage de 812 kilomètres en formant le delta du Rhône autrement connu sous le nom de Camargue. Formant un triangle de 100 000 hectares liant les villes d’Arles, du Grau-du-Roi et de Fos-sur-Mer, la Camargue présente un visage mêlant sauvage (mosaïque de milieux différents accueillant faune et flore spécifique) et artificialisation (paysages modelés par l’homme afin de maitriser l’eau). Soumis au aléas du climat, de la mer, du niveau du Rhône et de la végétation, les paysages de la Camargue sont en constante évolution. Mais c’est la présence humaine et son exploitation qui, depuis le Moyen-Âge avec l’implantation des premiers villages, influence majoritairement sur ces transformations. Vers le milieu du 20ème siècle, l’intensification agricole via la riziculture et le maraîchage ainsi que l’industrialisation conduisent à la disparition de nombreux espaces naturels. Aujourd’hui heureusement presque l’intégralité de la superficie du Delta est protégée.
Particulièrement intéressant d’un point de vue naturel, la Camargue possède de nombreux milieux de type différent (lagunes, sansouires, marais, étangs, steppes salées) se rencontrant rarement sur une telle étendue. La diversité des milieux et les températures clémentes notamment en hiver, offrent aux animaux et plantes un refuge et un espace d’alimentation dont le rôle est vital. Le delta étant également situé sur le trajet des grandes migrations Nord/Sud, c’est un lieu de passage obligé pour de nombreux oiseaux effectuant la traversée.
Parmi ces oiseaux migrateurs se trouve le Flamant Rose, drôle d’échassier connu pour la couleur de ses plumes. Bien que la grande majorité des individus se déplacent en suivant les saisons, il existe des colonies sédentaires vivant toute l’année au même endroit. Apparemment séduite par son environnement, une colonie de Flamants Roses a choisi la Camargue comme lieu de résidence et s’y reproduit régulièrement durant l’hiver, depuis 1970, sur l’étang du Fangassier.
Un son de frottements doux s’ajoute au chant de la nature alors que le vent fait vaciller une multitude de roseaux. Je me secoue, m’arrachant à la contemplation du paysage. Pouvant paraitre monotone, l’environnement de la Camargue se révèle doucement au rythme de la marche ou du vélo. Des paysages de l’Australie et de l’Afrique semblent se retrouver dans les espaces vides gorgés d’eau autour de moi. Et l’espace immense, l’horizon à perte de vue, me fait penser à l’Islande. L’Islande, l’aboutissement de cinq ans de voyage. Une confrontation nécessaire. Un dernier voyage. Dont je suis rentrée en Octobre 2019, avec un esprit clarifié et la volonté de me lancer dans la suite de ma vie.
La décennie que je viens de finir, de 20 ans à 30 ans, fut séparée en deux parties mais rattachée à une thématique commune : l’errance. La recherche de quelque chose. Les cinq premières années furent les années de formation permettant le développement de compétences (multimédia, vidéo, art, design). Les cinq dernières furent celles du voyage et de la découverte et la révélation de mes intérêts (randonnée, vélo, écriture, photographie, curiosité sur le monde et la nature). En revenant d’Islande et en posant un regard introspectif sur ces dix années d’errances, il m’est apparu évident que mes compétences et intérêts étaient liés et que la suite de ma vie passait par la création d’un projet et la recherche d’un emploi permettant leur mise en commun.
Deux voies me semblent être les chemins à suivre pour la décennie qui s’annonce. Deux voies serpentant côte à côte dans le domaine qui m’intéresse : les Médias d’Informations. La première voie consiste à reprendre les études pour un temps afin de me former à la réalisation de documentaires natures et animaliers. La seconde à postuler au sein d’agences de journalisme, voyage et édition. Deux possibilités. Face auxquelles j’ai décidé de passer les deux derniers mois de l’année 2019 à créer un projet personnel, vitrine de mes compétences et intérêts. Deux mois de travail afin de me présenter, début 2020 projet en main, sur la ligne de départ des deux voies choisies.
Roselières et Sansouires composent la majorité du paysage camarguais.
En Provence, il y fait bon vivre dit-on. Le soleil brille toute l’année et les hivers y sont cléments. C’est la région des lavandes, de l’huile d’olive et des taureaux. Le toit des maisons est recouvert de tuiles roses et on y mange de la bouillabaisse pour le diner. Cela fait 15 ans que mes parents y habitent. Je venais d’avoir 16 ans quand mon père changeant d’usine pour les besoins de son travail nous a transporté de Saulny en Moselle, à Beaucaire dans le Gard. La Provence je ne l’ai jamais beaucoup aimé. Trop chaude, bien trop chaude en été, trop moite, trop populeuse, trop cultivée, avec peu de forêts et du fort Mistral et liée sans le vouloir aux souvenirs difficiles de l’adolescence. Je l’ai quitté après le lycée pour n‘y revenir qu’occasionnellement afin de visiter mes parents entre deux voyages.
Mais en revenant d’Islande, après trois mois dans le froid et en terre inhospitalière, c’est avec plaisir que j’ai retrouvé les paysages de la Provence et son ambiance du Sud. S’intéresser à cette région avec qui j’entretiens une relation particulière m’a semblé être le point de départ de mon projet créatif. Essayer d’oublier les à-priori et les souvenirs difficiles pour jeter un oeil nouveau sur cette terre qui semble attirer les visiteurs du monde entier. Juste en bordure de Beaucaire passe le Rhône. Et le Rhône se jette quelques kilomètres plus loin dans la Méditerranée. Traversant la Camargue. Je n’avais qu’à suivre le fleuve pour trouver l’endroit parfait sur lequel réfléchir. Un paysage représentatif de la Provence, une réserve naturelle, un lieu de prédilection pour observer les oiseaux. Et dont la renommée est indissociable de son représentant le plus célèbre : le Flamant Rose. Seul lieu en France où l’échassier est visible toute l’année. Et la chance semblait me sourire puisque c’est durant l’hiver que les Flamants Roses se lancent dans leur fameuse parade nuptiale. Novembre, Décembre. Deux mois de fin d’Automne et d’arrivée de l’hiver pour filmer, photographier et réfléchir sur la Camargue et les Flamants Roses.
Le soleil est en train de disparaitre derrière l’horizon. Ce sont les derniers instants de la journée. Le phare se dresse derrière moi, un homme en train de changer les tuiles usagées de la petite maison à ses pieds. Le vrombissement des moustiques est de plus en plus fort et ils me faut repartir si je ne veux pas être sucée à mort par la horde de femelles en quête de sang. Marcher à travers la Camargue possède quelque chose de particulier. Un sentiment de calme, d’apaisement. Malgré la moiteur ambiante, malgré la monotonie du paysage, malgré la nuée de moustiques, je m’y sens bien. Et dans un petit étang à coté de la digue où file le chemin je distingue un petit groupe d’oiseaux roses. Des Flamants Roses. D’autres sont en train d’arriver volant dans le ciel, grandes silhouettes filiformes aux couleurs rouges et roses. Ils atterrissent dans l’eau dans un mouvement gracieux et rejoignent leurs congénères. Ils sont loin et je ne les distingue pas très bien dans la luminosité du soir qui arrive. Mais les apercevoir enfin après une journée de recherche m’apparait comme une promesse. Une promesse vers un futur à portée de main.