Le conducteur Islandais du petit bus m’offre un café bien noir pour me réchauffer dans l’air du matin frisquet. J’ai beau lui avoir dit que je ne buvais pas de ce liquide caféiné, il n’a pas compris. Le gentleman est âgé et je soupçonne un peu sourd. Comme tout le monde, il est impressionné par le fait que je voyage seule à vélo. « You’re really brave!»*. Brave. Courageuse. Ça veut dire quoi ? Je n’ai pas l’impression d’être si courageuse en parcourant l’Islande à vélo. J’ai simplement décidé de le faire. Cela demande un peu d’efforts c’est sûr mais cela ne me paraît pas être une aventure si compliquée. Il me dépose à Reykholt et je parcours tranquillement avec le vent de face les trente kilomètres me séparant de Gullfoss. C’est là que commence la route F35, une piste à travers les Hautes Terres. Le centre de l’Islande. Elle suit l’ancien Kjölur trail, une des plus vieilles pistes empruntées par les Islandais auparavant pour relier le Nord au Sud. Plus à l’Est se trouve la F26, l’autre grande piste, encore plus sauvage, traversant le désert du Sprengisandur. Pour traverser via cette piste, il faut prévoir une bonne dizaine de jours et la nourriture qui va avec. Ça, c’est l’aventure. Mais j’ai décidé de commencer raisonnablement, en suivant la F35, plus accessible et faisable en trois, quatre jours.
Le paysage change rapidement, laissant derrière la végétation. J’entre dans le domaine des cailloux. Ici, la pierre est reine. Mon vélo tressaute sur la piste caillouteuse transformée en tôle ondulée par le passage trop rapide des 4×4. Une violente montée rude pour bien mettre les choses en place suivie d’une bonne averse et me voilà presque déjà sur les rotules. Mais la lumière est magnifique. Le ciel est noir mais le paysage lumineux. Des arcs en ciel apparaissent, éphémères. Et plusieurs voitures me lancent des encouragements. Ils doivent penser que je suis courageuse ou folle, de me lancer dans cette traversée à vélo. De l’autre coté de la crête, c’est le grand plateau intérieur qui s’étend. La piste est difficile mais je prends mon temps. Le grand lac glaciaire Hvitarvatn étale ses eaux laiteuses à travers le paysage. Une grande masse nuageuse noire apparaît dans le ciel poussée par le vent. Et la pluie tombe violemment. Je quitte la piste principale pour en suivre une autre plus petite qui m’amène au refuge Hvitarnes en bordure du lac sous un déluge d’eau. Personne à l’intérieur. Et pas de gardien. Si l’on en croit les rumeurs, il y aurait bien un fantôme résidant au premier étage. Le spectre d’une jeune femme morte de froid en allant chercher de l’eau. Pas question de rester dehors, je suis prête à partager les lieux. Construit en 1930, le refuge d’Hvitarnes est l’un des plus vieux d’Islande. Le bas de son toit rouge est recouvert de mousse. Une voix en Italien me surprend légèrement. Serait-ce un fantôme ? Mais non ce sont deux cyclistes, deux dames, qui viennent d’arriver, elles aussi trempées. « Hard day ! », « Yes, indeed »*. J’ai des courbatures partout après les soixante-dix kilomètres parcourus. Dans la lumière du soir qui arrive, j’écoute la pluie jouer une mélodie rythmée agréable sur le toit du refuge. J’ai du mal à contenir la joie que je ressens à être là.
La grosse masse nuageuse a fini par passer. C’est le grand beau temps ce matin. Mais le vent a encore forci. Des masses d’airs descendant des deux glaciers autour, le Langjökull et le Hofsjökull, déchaînent le souffle des éléments. En voyant les bourrasques, je me dis que la journée va être difficile. Seulement trentedeux kilomètres à faire mais sur piste et avec un fort vent de face, cela peut signifier la journée. Effectivement, c’est un combat qui se lance dès que je pose le pied dehors. Il est huit heure trente du matin et je vacille sous les bourrasques. On doit facilement atteindre les vents de quatre-vingt kilomètres par heure voir plus. Je rejoins la piste principale et me lance, prête à me battre. Mais la volonté n’est rien face à la puissance du vent. En quatre heures, quatre longues et difficiles petites heures, je ne fais que quatorze kilomètres. J’ai de la poussière plein la bouche et de petites tornades me mitraillent le visage de tout petits gravillons. J’ai mis pied à terre depuis longtemps, incapable de franchir les petites montées de la piste vallonée. Dans ce paysage de désert caillouteux, ballottée comme un brin de paille par la puissance des éléments, je me sens seule au monde.
La silhouette d’un bus grossit dans le lointain derrière moi. C’est le seul bus faisant la traversée, une fois tous les deux jours. J’abandonne le combat, déclarant forfait avec regret et lance mon pouce dans les airs, priant de tout coeur pour que le bus s’arrête. Le chauffeur me fait un signe compréhensif de la tête et stoppe son camion-bus à mes pieds. Mes bagages et vélo sont montés dans l’allée à l’aide des passagers. Je m’affale sur un siège sous leurs yeux admiratifs. Courageuse, encore… Nous traversons en une trentaine de minutes, les vingt-deux kilomètres qu’il me restait à faire. De l’intérieur, le paysage semble si calme. Et accueillant. Mais je m’en sens séparée. Le Mountain Resort des montagnes Kerlingarfjöll apparait dans une petite vallée au pied des montagnes. J’installe ma tente à coté du resort mais elle se plie en deux sous les bourrasques. J’en ai marre. Et je suis exténuée. Le combat et la déception m’ont vidé de mes forces. Je prends un lit dans le refuge et passe un long moment à somnoler dans le petit salon où une grande baie vitrée face au soleil remplie la pièce d’une chaleur bienveillante. Mon « échec » me laisse un goût amer dans la bouche et je déplore un peu de ne pas avoir réussi à faire mes kilomètres et de céder au confort. Courageuse, pas tant que cela…
* « Vous êtes très courageuse ! »
* « Dure journée ! », « Oui, en effet »
Le plateau et le lac Hvitarvatn.
Le refuge Hvitarnes.
Sur la piste à travers le plateau.
Les jours suivants le vent est toujours aussi fort et je décide d’en profiter pour aller ma balader dans les montagnes. Au bout de trois jours une accalmie apparait enfin et je me lance sur le reste de la route. La quarantaine de kilomètres qui me séparent d’Hveravellir où se trouve une petite zone géothermique est calme et monotone. De gros 4×4 me dépassent régulièrement à des vitesses fulgurantes. Je roule à travers le désert rocailleux et mon esprit bouillonne. J’oublie la difficulté de la piste, concentrée sur un afflux de créativité venue du vide. Des idées sur mes projets se bousculent sous mon crâne apparement stimulé par l’étendue désertique. Le vide n’est jamais vide. Il ne l’est que pour l’esprit incapable d’y voir.
Je quitte la piste pour un instant de repos à l’abri du vent. La trace de mon vélo dans le sable brun ressemble à une cicatrice nouvelle. Combien de temps va t’il falloir pour qu’elle disparaisse ? Une remorque gît abandonnée sur un coté de la route. Une roue manquante. Cela semble récent. Ses propriétaires sont-ils partis chercher de l’aide ou est-elle condamnée à rouiller dans ce désert minéral ? La perspective évolue doucement. Les glaciers qui m’entourent changeant au rythme lent de mon vélo qui avance dans le désert.
Petite zone géothermique fumante au milieu de l’étendue noire, Hveravellir s’avère être une bonne surprise. Il y a quelque chose dans l’atmosphère qui me plaît ici aux milieu des fumerolles. Une petite piscine à l’air libre alimentée par l’eau des geysers attire tous les touristes du coin. Je fais le tour de la zone en fin de soirée me réfugiant au milieu des fumées chaudes pour échapper au froid mordant. Des moutons se baladent aux milieu des geysers apparemment indifférents à l’eau bouillante autour. Ce soir c’est restaurant au milieu de nulle part. Un petit plaisir sur la route. Le ragoût de poisson accompagné de pommes de terre est bon mais bien trop petit pour mon estomac affamé. Je l’accompagne de gauffres avec confiture maison. C’est bon mais je ne sais pas si l’on pourrait qualifier cela de nourriture Islandaise. Pourtant ce sont les deux plats que je vois le plus souvent au menu depuis que je suis arrivée. Vers dix heures du soir la piscine chaude est enfin vide. Je fais trempette dans le froid, le corps au chaud. Il fait presque nuit.
Je continue ma route le long du désert. D’un seul coup le paysage change et la végétation revient. La plaine se couvre d’herbes et petites bruyères. Les glaciers sont derrière moi. Avec le changement d’environnement, la piste s’améliore. Moins de cailloux et moins de tôle ondulée. J’ai presque le vent de dos. Une première depuis mon arrivée en Islande. Le paysage ressemble à de grandes steppes, à des hauts plateaux de ce que je m’imagine être la Mongolie ou les pays Scandinaves. Un grand lac s’étale dans le paysage. Le lac Blöndulon est un gigantesque réservoir dont la puissance des eaux alimente une usine hydroélectrique presque quarante kilomètres plus loin. L’eau est amenée via un grand canyon/canal où coule la rivière Svarta. Le refuge Afangi, en bordure du lac et arrêt présumé pour la nuit se transforme en simple arrêt repas. Tout est fermé. Je déjeune derrière à l’abri du vent dans la chaleur du soleil. J’ai fait trente huit kilomètres et je me lance pour cinquante-cinq de plus. Courageuse ? Ce n’est pas tous les jours que je fais ça. Mais aujourd’hui une combinaison d’éléments, dont le vent de dos, semble me motiver à continuer. Je roule dans un paysage de végétation rase et de petits lacs. L’étrange inquiétude inconsciente que j’avais dans un coin de mon esprit en traversant le désert minéral si inhospitalier a disparu. Je m’imagine planter la tente à plusieurs endroits mais poussée par l’envie d’atteindre la côte Nord je continue. Une grande descente repose mes jambes fatiguées et j’atteins la vallée où court la route N°1 en début de soirée dans une lumière dorée. Je rigole, profondément heureuse. Des moutons se baladent sur la route. Et de grandes montagnes escarpées entourent l’horizon. J’ai traversée le désert du centre, de la côte Sud à la côte Nord. Je suis arrivée.
La zone géothermique d’Hveravellir.
Arrivée sur la côte Nord.