Le bus roule dans le brouillard en quittant Myvatn. Les lieux sont fantomatiques. Des fumerolles. Une montagne. Des champs de lave. J’ai quitté l’oasis de Myvatn pour retourner dans le centre de l’Islande. Les Hautes Terres. Le temps d’une randonnée de trois jours sur l’Askja trail. Une dernière randonnée au milieu du désert volcanique avant de rejoindre les fjords de l’Ouest. L’Askja Trail est une traversée de cinq jours de Herðubreiðarlidir à Myvatn, passant par Askja, une gigantesque caldera remplie d’eau. Je n’ai pas le temps de faire les cinq jours. Alors je vais marcher de Herðubreiðarlidir à Aksja.
Le sable noir parsemé d’herbes vertes dessine des peintures superbes dans le brouillard qui se lève. Je voudrais bien pouvoir prendre des photos mais le bus file sur la route. Il fait chaud dedans. Bien trop chaud. Je n’ai qu’une envie, en sortir. Et retrouver l’air libre. Avec ses grosses roues de camion, il traverse de grandes rivières. Les autres passagers sont fascinés par la traversée des gués. Ils se précipitent pour prendre des photos. La guide du bus nous parle de l’Islande. « Islande is barren. And I like the fact that because of this lack of vegetation, when the weather is good, I can always see the horizon »*.
Herðubreiðarlidir apparait enfin, petite oasis de verdure au milieu du désert. Je récupère mon sac et m’éloigne laissant les passagers suivre leur guide pour un tour rapide des environs. Ils vont directement à Askja. Moi je prends mon temps. Trois jours pour l’atteindre. Au loin, Herðubreið, symbole national, reine des montagnes de l’Islande surplombe les lieux de toute sa hauteur. 1682 mètres de magnificence. Herðubreið en français signifie « large d’épaules », ce qui semble approprié pour la grosse montagne au sommet plat. Une ceinture de falaises entourant un gigantesque plateau sur lequel se tient un petit cratère. De loin on dirait une couronne. Tout autour, le « désert des crimes », Ódáðahraun, étale ses champs de lave. Aujourd’hui il n’y a plus de hors la loi rejetés par la société ayant élu domicile dans les trous des champs de lave. Juste des touristes. L’endroit est un des lieux les plus secs de l’Islande. Il y pleut rarement. Sauf cette semaine apparemment.
J’ai mis les pieds sur un autre monde. Un monde dévasté, déchiré, solidifié. Un immense champ de lave, ou plus exactement une multitude de champs de lave, a recouvert le paysage. Les blocs sont gros, parfois gigantesques, rugueux, acérés. Le sol est déchiré, entrecoupé, crouté, infertile. Je gravis les rochers émerveillée de leur aspect plissé, formant des courbes, des ronds. De gigantesques blocs se sont empilés les uns sur les autres. Ailleurs un affaissement forme un trou dans le paysage noir. Mon esprit s’illusionne. Il a l’impression de marcher sur la lave encore vivante, d’arpenter le Mordor. Peter Jackson s’est-il inspiré de l’Islande pour créer l’un des environnements le plus effrayant de ses films ? Un type me fait presque sursauter. Je me croyais seule au monde. Il court. Quelques minutes plus tard, une autre silhouette. Suivi d’une autre et encore une autre. Ce sont les participants du Fire and Ice Ultra Trail 2019 qui a lieu cette semaine. Une bonne centaine de personnes défilent à des rythmes différents. Je contourne Herðubreið puis file en ligne droite à travers l’étendue noire. Les coureurs ont disparu. De drôles de lichens blancs ont élu domicile sur la lave solidifiée. On dirait de la moisissure. Ou des flocons de neige. Je suis fascinée par le paysage si étrange. Des cônes, des fissures, de grands blocs. Une variété de forme apparues lorsque la coulée meurtrière s’est éteinte.
Dans le lointain, Brærðarfell apparait enfin. J’ai mal aux épaules. Le refuge est fermé, verrouillé. Impossible à ouvrir. Il faut un code et il faut payer. Mais le temps n’est pas si horrible ce soir et j’installe ma tente sur la petite terrasse en bois entourant le refuge. Il n’y a pas un bruit. Les lieux sont vides. Ce soir il n’y a que moi qui dors au milieu des champs de lave. Mais je n’arrive pas à dormir. J’ai froid et le froid me tient éveillé. Je somnole regardant les heures passer lentement. Au petit matin, le brouillard s’accroche aux petites collines déchiquetées des alentours. Herðubreið a disparu. Je continue ma progression à travers les champs de lave. Tout autour de moi, à perte de vue, il n’y a que cela. Des kilomètres et des kilomètres de lave fossilisée. Sortie il y a des années des nombreux volcans aux alentours. Autour de moi c’est le silence. Le silence absolu. Pas un cri d’oiseau, pas de moteur d’avion dans le ciel, c’est à peine si on entend le vent. Le frottement de mon manteau contre le sac, mon nez qui renifle, le claquement de mon bâton de marche contre les pierres, tout cela fait un bruit d’enfer. Il bruine. Je longe sur des kilomètres la chaine de montagnes Dyngjufjöll. Une zone noire, aux falaises à pics et aux contours brisées apparaît dans la brume. L’endroit me file presque des frissons dans le dos. Trop froid, trop austère, trop triste. Je file, cavalant du mieux que je peux, sautant sur les blocs de lave. Dans la pénombre, j’ai l’impression de marcher sur les ruines d’un monde disparu. La mort a envahi les lieux il y a des années et la vie ne réapparait que par petites touches. Quelques lichens. De la mousse. Quelques fleurs. Et un oiseau ! Un petit oiseau tacheté qui est apparu à la périphérie de ma vision. J’ai à peine eu le temps de poser mon regard dessus qu’il a disparu. Mais cette contemplation furtive d’un autre être vivant dans ce monde désolé me rassure. Je me sens mieux.
J’enfile les kilomètres, poussée par l’envie d’éviter la pluie qui s’approche. Un autre champ de lave plus ancien apparait. Il est presque entièrement recouvert de l’étrange lichen blanc. Il pleut mais le soleil apparait entre les nuages. L’eau semble tomber de nulle part. Le monde soudain ne semble plus si froid. Je contourne une gigantesque coulée de lave noire trop hérissée pour être passable. Plus récente, elle a recouvert l’ancien champ. Un champ de mort sur un champ de mort. Sous mes pieds la roche a changé. Je marche sur des petits cailloux friables couleur sable. L’étendue jaune ressemble à un vrai désert. J’ai mal aux épaules et j’ai faim. Dix huit kilomètres de parcouru avec seulement deux petites pauses. Au loin, au pied d’une grosse chaine de montagnes, le refuge Dreki semble m’attendre tranquillement. Il pleut de nouveau et la neige tombe sur les hauteurs. Ce soir, ce sera nuit à l’abri dans le refuge.
* « L’islande est nue. Et j’apprécie le fait que grâce à ce manque de végétation, quand la météo est bonne, je peux toujours voir l’horizon. »
La surprenante montagne Herdubreid.
Le refuge Bræðrafell.
Il neige. Depuis ce matin, il neige sans s’arrêter. Pas fortement mais assez pour recouvrir doucement les sommets des montagnes autour de moi. Askja, la grande caldera remplie d’eau n’est qu’à huit kilomètres de moi. Huit kilomètres par delà les montagnes du massif Dyngjufjöll. C’est la pépite de la randonnée, le lieu que je suis venu voir. Celui pour qui j’ai traversé des kilomètres de champs de lave. Une pointe d’inquiétude trouve son chemin dans mon esprit. Le temps est mauvais, les nuages sont bas. Vais-je réussir à voir quelque chose ? Un jeune homme Américain, étudiant en géologie, ici depuis plus d’une semaine, m’indique qu’il a fait la ballade jusqu’à Askja hier par dessus les montagnes. Il n’y avait presque pas de neige, le chemin était passable. Et la vue superbe. Pourtant hier, le temps était aussi moche qu’aujourd’hui. Mais une éclaircie en milieu de journée à ouvert les cieux. Ceux-ci seront ils aussi cléments aujourd’hui ?
Je me lance dans la montée, la neige me picotant le visage. Une centaine de mètres plus haut, me voilà dans la neige. Tout est blanc. Contrastant violemment avec les blocs de lave noir. Une peinture à l’encre de chine. Je marche à travers l’oeuvre d’un grand maître, les yeux éblouis par la beauté des lieux. Le vent s’est calmé et la tempête de neige aussi. Je progresse dans un monde intouché où personne n’est passé avant moi. Mes empreintes toutes fraiches semblent presque souiller l’espace immaculé. Il n’a suffit que d’une dizaine d’heures pour recouvrir le monde d’un joli manteau blanc. En bas, dans la vallée, je distingue la plaine vallonnée. Mais le paysage disparait autour moi. J’ai continué à monter et je suis entrée dans le brouillard. J’ai atteins la limite du ciel, celui où je touche les nuages. Ma visibilité est réduite à quelques mètres et je distingue à peine les poteaux indicateurs de la direction à suivre. Je marche dans un monde blanc et flou. Je ne sais plus faire la distinction entre le sol et l’horizon. Où s’arrête la crête ? Où commence le vide ? Je m’enfonce dans les centimètres de neige plus en plus importants. Et personne. Mon esprit s’affole doucement. Est-ce une bonne idée de continuer ? Quand vais-je enfin commencer à descendre de l’autre coté ? Mais je continue. La traversée n’est pas vraiment dangereuse, la crête étant large la grande majorité du temps, mais cela reste impressionnant. Le brouillard serait plus épais, je n’aurais pas pu continuer, incapable de distinguer la voie à suivre.
Alors que je commence à céder à l’inquiétude, le chemin tourne enfin et commence à descendre. Ça y est, j’ai traversé les montagnes, je vais atteindre Askja. En redescendant, je vais repasser sous le brouillard et retrouver la vue. Mais je descends dans un monde flou, longeant le flanc de la montagne, les yeux fixant désespérément l’endroit où je pense voir la caldera. La gigantesque caldera où se trouve le lac Öskjuvatn et ses eaux bleues sombres. Mais rien. Le brouillard reste obstinément présent et je descends, la déception grandissant dans mon esprit. Le monde de noir et blanc semble ne jamais vouloir finir. Un groupe d’oiseau me dépasse et m’indique que je m’approche de ma destination. Des silhouettes apparaissent fantomatiques dans le brouillard. Et je me retrouve juste au bord du cratère Viti. Aux portes de l’Enfer. Créé par l’éruption volcanique de 1875, le petit cratère est rempli d’un lac aux eaux chaudes et laiteuses. En Islandais, « Viti », signifie « l’enfer ». Depuis le haut du cratère, je ne distingue presque pas les eaux du lac à seulement quelques mètres plus bas. Au milieu de la tempête de neige qui a repris, c’est bien là où j’ai l’impression de me trouver, en enfer. Plus bas, Öskjuvatn est invisible. Je ne distingue que les premiers mètres du rivage. Askja, la mystérieuse, Aksja l’invisible, je n’en verrais rien. Quand il fait beau, il est possible de photographier Viti avec Öskjuvatn à l’arrière-plan. Une superposition de calderas, la toute petite et la gigantesque, magnifique. Mais il me faut l’imaginer, les lieux ont décidé de rester mystérieux. La déception m’envahit comme une vague et je rie jaune. Tout ça pour ça ! Des kilomètres de lave pour ne rien voir ! Je mange rapidement dans le vent et le froid, immobilisée par le sentiment amère. Mais je me secoue, il me faut repartir et attraper le bus de trois heures. Tant pis pour la vue, tant pis pour la photo. À la place, j’ai eu un monde de noir et blanc et de flou impressionnant. Ce n’est pas si mal après tout.
Dans le bus, la chaleur calme ma déception. Nous traversons un champ de lave noir hérissé, déchiqueté, celui que j’ai contourné sur des kilomètres hier. La guide du bus nous parle de disparitions mystérieuses ayant eu lieu dans les environs. D’une équipe de chercheurs allemands s’étant évanouis alors qu’ils étudiaient la caldera d’Askja. Et de dragons. D’ailleurs en regardant par la fenêtre du bus, j’en vois un, énorme, posé sur son ventre, en train de dormir, la tête juste à coté de la route. Il y en a un autre gardant l’entrée de la cascade Drekagil dont le nom signifie « canyon aux dragons » à coté du refuge Dreki, celui où j’ai dormi hier et où nous sommes revenus. Des dragons fait de roches noires. Et d’imagination. Ma randonnée à Askja est terminée. Le bus rentre sur Myvatn. Et sur la route du retour mon regard se perdant sur l’infinité noire, j’ai le moral qui joue à cache-cache. La pointe de tristesse, la déception se mélange à la satisfaction de la balade, à la beauté du souvenir des paysages parcourus. De ceux que j’ai pu voir. Certains paysages, ceux pour qui ont peux traverser des kilomètres de difficultés, peuvent rester mystérieux. Et seule l’imagination viendra combler le souvenir d’un paysage invisible. Un lieu imaginé mêlé de mystère et dont la beauté n’aura rien a envié à la réalité.
Le refuge de Dreki.
Les montagnes Dyngjufjöll.
Devant Askja, l’invisible.
Le cratère Viti à gauche.