Le bus roule à travers les champs de lave traversés péniblement à vélo quelques jours plus tôt. Tout cela semble si facile depuis le confort de l’autocar. Je débarque à Skogar, où la cascade Skogafoss est toujours autant remplie de monde. Un vrai lampadaire dans la nuit attirant les papillons. Je gravis une bonne volée d’escaliers pour monter au dessus. Un kilomètre plus loin, la plupart des marcheurs en claquettes ont disparu. Deux kilomètres plus loin, ne reste plus que les irréductibles. Me voilà enfin partie sur le Laugavegur trail, pensais-je avec excitation ! Quatre vingt kilomètres pour s’enfoncer vers l’intérieur et découvrir le centre de l’Islande. Où ce qui s’en approche.
Le Laugavegur trail est un des chemins de randonnée les plus connus d’Islande. Il pars de Landmannalaugar, dans les Hautes Terres, avec ses montagnes colorées, pour rejoindre en une cinquantaine de kilomètres Þórsmörk ou « la forêt de Thor », oasis de verdure dans l’immensité minérale. À cela est possible de combiner la traversée du col de Fimmvörðuháls entre les glaciers Eyjafjallajökull et Mýrdalsjökull pour rejoindre en trente kilomètres Skogar sur la côte Sud. Pour moi ce sera l’intégralité, les quatre-vingt kilomètres. Et en sens « inverse », s’il vous plaît, afin d’éviter les touristes et finir par le meilleur.
Le chemin suit la rivière Skoga et ses nombreuses cascades puis se transforme en une piste montant à travers un paysage de plus en plus lunaire. Le ciel est chargé de nuages noirs mais le vent souffle fort les déplaçant loin de moi. En haut d’une petite crête, un petit refuge triangulaire, le refuge Baldvinsskali, m’attend sous un soleil magnifique. À ma droite, la calotte glacière de l’Eyjafjallajökull qui luit sous le soleil. À ma gauche, une langue du Mýrdalsjökull qui apparait par intermittence dans la brume. Je campe à coté du refuge, entourant ma tente d’un rempart de pierres. Le vent ne souffle pas très fort, mais à presque 1000 mètres, je préfère prendre mes précautions. Un bruit de moteur sort de nulle part et j’aperçois dans le ciel une dizaine de parapentistes motorisés. Mais, ne suis-je donc pas sur la Lune ? Ils survolent le refuge dans la lumière d’un coucher de soleil magnifique et le calme revient.
De petits trous sont apparus sur le sur-toit de ma tente. Le vent a été violent hier soir et les pierres ont frotté contre le tissu. Il y en avait trop. Je peste un peu contre mon excès de prudence mais le mal est fait. Le chemin continue à travers éboulis volcaniques, névés et plateaux désertiques. Je passe le col puis de grands plateaux. Magni et Modi (dont les noms font référence à deux des fils de Thor) se tiennent au milieu du chemin. Deux poussées de roches rouges d’une centaine de mètres nées de l’éruption de Eyjafjallajokull, neuf ans auparavant. La descente vers Þórsmörk est longue mais grandiose. Un grand plateau plat, Morinsheidi, ressemble à une table posée là par la main d’un créateur facétieux. En dessous, la vallée couverte de bouleaux nains contraste avec le désert minéral des hauteurs. Une file de petites silhouettes monte à l’assaut de la montagne. Ils ont l’air de souffrir tous ces randonneurs du Dimanche. Je suis bien contente d’être en descente. Bouleaux, mousses, bruyères et fleurs. On se croirait dans les Alpes. L’abondance de végétation dûe à un micro-climat pluvieux et tempéré n’a plus grand chose à voir avec le paysage désertique quitté il y quelques heures. Je passe la nuit au camping de Basar en bordure de la rivière Krossa puis me lance sur le Laugavegur trail en direction du centre.
La rivière Kapa me fait face. Petit torrent me barrant la route. Mon premier gué. Je jauge la profondeur de l’eau, l’estimant à une trentaine de centimètres. La rivière est séparée en trois petits bras aux eaux beiges et opaques. Le lit est couvert de cailloux. J’enlève mes chaussures, remonte mon pantalon et me lance dans la traversée. Le coeur un peu battant, je plonge mes pieds dans l’eau froide du premier bras. Le fort courant et le sol instable fait de cailloux et sable me font vaciller mais je tiens bon. Il est hors de question de tomber à l’eau. Je continue doucement et traverse les trois bras sans encombres. J’ai quand même de l’eau jusqu’aux genoux ! Arrivée de l’autre coté, je rigole de soulagement, satisfaite d’avoir traversé mon premier gué. Il y en aura d’autres.
Le paysage change au rythme des kilomètres. Des blocs volcaniques noirs succèdent à une lande de bruyères à fleurs roses. Des vallées désertiques font place à de grands canyons. Une file de marcheurs dans le sens opposé du mien vient troubler le silence pendant quelques heures avant de s’évanouir dans le lointain. Je marche dans le paysage de plus en austère, les jambes un peu fatiguées par la longue descente, hier, du col de Fimmvörðuháls. Je campe au refuge et camp de Botnar sur un petit plateau, entourée d’une centaine de tentes. Le cirque, même en pleine nature.
La rivière Skoga à gauche et à droite, les plateaux du col Fimmvörðuháls.
Bivouac au niveau du col.
Les magnifiques paysages désertiques.
Troisième jour sur le chemin. Un grand désert minéral s’étale sur des kilomètres. J’ai le vent de face. De grandes montagnes couvertes de mousse verte contrastent avec le sol noir désertique. Il apparait nu, stérile, mais seulement pour celui qui ne sait pas regarder. Des tas de petites fleurs et mousses se cachent derrière chaque rocher. L’environnement est rude mais pas pour tout le monde. Je passe le deuxième gué facilement, dépasse le refuge de Hvanngil niché dans une vallée couverte d’herbe et atteins le grand lac d’Alftavatn luisant au soleil. Un refuge et camping se trouvent sur son rivage. Mais le vent fait vaciller les tentes. Il n’est qu’une heure de l’après-midi et je me sens en forme. J’ai fait quinze kilomètres et je me lance pour une douzaine de plus en direction du refuge Hrafntinnusker, situé 500 mètres plus haut.
Le vent a encore forci et la montée jusqu’au col est impressionnante. Le chemin est raide et très érodé. Je remercie la chance d’avoir un grand beau temps. Par temps pluvieux, le passage doit être très difficile. En haut, je découvre des montagnes aux couleurs jaunes-orangées et des zones géothermiques. Cela fume par endroits avec une douce odeur caractéristique d’oeuf pourri. Des couleurs roses, jaunes, vertes, bleus parsèment le paysage. Je suis émerveillée. Malgré le froid mordant je prends mon temps pour traverser les montagnes. Plus loin, un grand plateau s’étend semblant annoncer une progression facile mais comme c’est souvent le cas en Islande cela s’avère trompeur. De petites crevasses où coulent ruisseaux et névés parsèment le plateau, rendant la progression lente et difficile. J’aperçois le refuge d’Hrafntinnusker, petite touche de rouge dans le lointain. Les quatre derniers kilomètres sont longs et difficiles, mes jambes rendant doucement l’âme. Mais qu’est ce que c’est beau ! Le plus bel endroit de la randonnée. J’ai vraiment l’impression de marcher sur la lune. Ou sur Mars. J’arrive enfin au refuge, congelée et passablement fatiguée. L’espace pour camper est en plein vent. Je tente ma chance en demandant si il reste un lit dans le refuge. La chance me sourit. Deux lits sont encore disponibles et malgré le prix très cher, je rends les armes au confort. Le refuge n’est pas très grand et bondé mais au moins il y fait chaud. Presque trop chaud. Le coucher de soleil illumine de tons roses les paysages si différents. J’ai le coeur en joie, contente d’avoir réussi à marcher vingt-sept kilomètres, du beau temps et de la magnificence du paysage.
Il a fait chaud dans le refuge durant la nuit. Je n’ai pas très bien dormi. Mais la brume a envahi le paysage et le vent se déchaîne à l’extérieur. Je m’équipe du mieux possible et m’engage sur mes douze derniers kilomètres, laissant derrière moi la chaleur du refuge. C’est le grand silence entre les bourrasques de vent. J’ai sacrément froid. Il doit faire à peine quelques degrés. D’un trou dans le sol jaillit de l’eau bouillante. La fumée enveloppe le chemin. Je plonge un doigt dans le petit ruisseau s’écoulant à coté. L’eau est chaude, très chaude. J’ai presque envie de m’y plonger entièrement pour échapper au froid mordant. Les montagnes du Landmannalaugar finissent par apparaître alors que le ciel se couvre de nuages chargés de pluie. Ce n’est pas l’explosion de couleurs auxquelles je m’attendais. Les montagnes varient du jaune, à l’orange, au rose et au vert. Mais cela reste assez léger. Dans la vallée, une grande coulée de lave, le Laugahraun s’étire de façon surprenante. Entièrement faite d’obsidienne, la couleur noire de la coulée contraste avec les montagnes environnantes. Un sentiment de satisfaction teinté d’une touche de déception se balade dans mon esprit.
La foule de touristes est de retour. Tous me regardent d’un air bizarre. N’ont-ils jamais vu quelqu’un randonner avec un gros sac à dos et une tente ? Ou bien c’est le fait que je sois en sens inverse. Peu importe. Je traverse le champ de lave et me voilà de retour à la civilisation. Un peu trop tôt à mon goût. Il est midi et je décide de prendre le bus de quatorze heure trente pour rentrer sur la côte. Le temps gris et le retour à la foule de touristes m’ont coupé les jambes. Une soupe chaude dans un petit bus transformé en “restaurant” me fait du bien. À l’extérieur les bourrasques font vaciller les gens. Plus tard, dans le camion-bus tressautant sur les cailloux de la piste qui me ramène à Hella sur la côte Sud, j’ai le moral songeur. Je n’ai pas envie de la retrouver cette côte Sud. Les mots d’un cycliste rencontré plus tôt me reviennent en mémoire. « Lances-toi sur les pistes du centre, tu ne le regretteras pas. Il y a moins de monde et le paysage est superbe, tu ne seras pas déçue, tu verras ! » Alors rêvant déjà de retrouver ces paysages si différents et motivée par l’annonce d’un temps clément, je laisse tomber le suite de la côte Sud pour m’en retourner dans les Hautes Terres.
Les couleurs fantastiques du plateau Hrafntinnusker.
À gauche, le camp et refuge de Hrafntinnusker. Et droite, les montagnes colorées du Landmannalaugar.
À droite, la coulée de lave Laugahraun.