Je tourne en direction de Skogar sur la côte Sud pour aller voir la cascade Skogafoss où la rivière Skoga se jette d’une soixantaine de mètres de hauteur. Deux bus de tours organisés me dépassent à des allures folles sur la petite route cabossée. Ils déversent quelques mètres plus loin au pied d’un camping aux allures de foire, une centaine de touristes qui se précipitent appareil en main vers la cascade. Il ne reste pas grande chose du petit village de Skogar où tout semble avoir été transformé en hotel ou guesthouse. Je laisse mon vélo dans un coin et traverse le camping pour atteindre la cascade. La chute d’eau est impressionnante. Mais l’atmosphère est inexistante. À ses pieds, un flux ininterrompu se presse pour prendre des photos et selfies et le bruit de l’eau est presque couvert par un brouhaha multi-éthnique. Les touristes du groupe organisé me dépassent, me bousculant presque, tout pressés qu’ils sont de retrouver le confort de leur bus. Il pleuvote un peu. Et je rêve d’une Islande qui a disparu.
La côte Sud et à moindre mesure le reste de l’Islande semble aujourd’hui ne plus être qu’une gigantesque attraction à ciel ouvert. En l’espace de dix ans, les réseaux sociaux ont généré un tourisme de masse envahissant le pays et prenant d’assaut chaque endroit popularisé par une multitude de photos toutes plus parfaites les unes que les autres. Tout le monde veut voir les Macareux, la cascade Skogafoss, le lac glaciaire de Jokulsarlon ou l’épave de l’avion sur la plage. Moi y compris. Je ne le nie pas. Mais en débarquant en Islande, fin Juillet 2019, je ne m’attendais pas à cette affluence de touristes et aux conséquences que cela allait entrainer pour moi et mon voyage.
La grande majorité des personnes visitant l’Islande sont soit des touristes venus ici pour une dizaine de jours et faisant le tour de l’île en voiture de location, principalement des Français, Espagnols, Américains, Scandinaves. Soit des groupes de tours organisés voyageant en gros bus. Surtout des Asiatiques (Chinois) et Italiens. Ils vont de lieux touristiques en lieux touristiques, y passent quelques minutes, mitraillent à la recherche de la photo Instagram parfaite et repartent sans même avoir vu le paysage et compris l’environnement dans lequel ils se trouvent. En dehors de ces lieux touristiques, il n’y a personne, ou peu de gens. Il faut dire que le reste du pays n’est pas des plus accessible. À part quelques personnes comme moi (et encore) à la recherche de calme, de solitude et d’aventure, tous font le même voyage superficiel sans comprendre et s’intéresser au pays qu’ils visitent.
Après une semaine à rouler à vélo sur la route N°1, la route circulaire faisant le tour de l’Islande, j’étais sur le point d’abandonner mon voyage et rentrer en France. Trop de voitures roulant trop vite sur la route, cirque à ciel ouvert à tous les possibles endroits intéressants, hébergements complets ou à des prix exorbitants, campings complètement débordés et en mauvais état et inexistence des Islandais. Tout cela n’avait rien à voir avec mon idée du voyage, ma recherche d’une expérience au contact du pays et des habitants, ma volonté d’une aventure, d’une confrontation solitaire face aux éléments et à la nature. Ou en tout cas ce n’était certainement pas sur la côte Sud que j’allais le trouver.
Non, pour trouver ce que je cherchais il me fallait apparemment délaisser la route N°1 et m’enfoncer à travers les pistes dans les Hautes Terres. Dans cet environnement désertique qui compose le centre de l’Islande. Ou aller dans les Fjords de l’Ouest où la route N°1 ne passe pas. Là-bas, moins de monde. Et encore. Quelques aventuriers et pas mal de touristes quand même cherchant à sortir des sentiers battus. Ce n’est pas encore la grande solitude mais cela s’en approche.
Mon père, grand randonneur de toujours, ne s’est jamais préoccupé des top 10 des lieux à voir ou autres endroits à ne pas manquer lors de la planifications de ses voyages. Il a toujours choisi dans un pays qui l’intéressait, une zone sur la carte qui lui semblait propice à la randonnée et il est parti. Pour un voyage, une aventure, en solitaire ou en famille, à la recherche de quelque chose de différent. Il est allé deux fois en Islande. En 1992, avec ma mère et moi, âgée de quelques années (je n’en ai pas de souvenirs) et en 2005 avec mon frère. La première fois, sans savoir sur quoi il allait tomber, il a traversé la péninsule de Reykjanes, la péninsule de Snæfellsnes et les Fjords de l’Ouest, à pied et en tente. La seconde, il est allé se balader sur le glacier Vatnajökull et dans les fjords de l’Ouest vers Glama et Patreksfjördur. À pied et en tente. Les deux fois à travers sans suivre de chemins existants. Sans se poser de questions. Sans croiser personne. Les deux voyages ont eu leurs lots de difficultés et de mauvais temps mais les souvenirs sont inoubliables. Et pourtant il n’a pas vu l’Islande des magazines, celle d’Instagram et des pubs Icelandair. Pas de cascade Skogafoss, pas de tours à cheval organisés ni de traversées de rivières dans de grosses jeeps aux pneus de camions. La recherche de l’extraordinaire superficiel ça ne l’intéresse pas.
La cascade Skogafoss remplie de touristes à gauche et des parapentes motorisés au dessus de la crête Fimmvörðuháls.
Pour moi, qui suis inscrite sur Facebook et Instagram, lorsque j’ai planifié mon voyage en Islande il y a quelques mois, bien qu’à la recherche d’aventure, j’ai inconsciemment mis en place un trajet suivant les top 10 des endroits à voir et les lieux les plus photogéniques selon Instagram. Moi aussi je me suis retrouvée à faire le même voyage que tout le monde, le même tour de l’Islande. Un mouton parmi les moutons. Mais les aventures vécues au cours de mon enfance sont inscrites en moi. Ce rapport au voyage respectueux, à l’aventure, transmissent par mon père. Alors forcément lorsque je me suis retrouvée au milieu de la masse de touristes à faire comme tout le monde, je me suis sentie coupée en deux. D’un coté j’avais envie d’aller voir tous ces lieux soit-disant immanquables. De l’autre, je désirais ardemment me retrouver seule en pleine nature à me confronter physiquement et mentalement.
Alors je suis partie à travers ces endroits plus difficiles d’accès. Sans partir complètement à travers comme l’a fait mon père, mais en m’en approchant le plus possible. Parce que malgré ma recherche d’aventure, je ne suis pas encore capable de la faire complètement seule. Je n’ai pas le mental assez fort. Mais ce qui me dérange aussi avec cette augmentation du tourisme de masse, que ce soit en Islande ou partout ailleurs, puisque le Nigéria, la France, la Patagonie, le Groenland ou autres, font face aujourd’hui à une masse de touristes de plus en plus importante, c’est le fait que désormais pour les personnes qui comme moi cherchent à faire un voyage respectueux, au calme et au contact de la nature, certaines zones du pays semblent donc être à proscrire. Ou à ne faire qu’hors saison touristique et donc lors de conditions climatiques difficiles. Faut-il donc que j’accepte de faire une croix sur certaines des soit-disant plus belles « attractions » du pays pour ne parcourir que les lieux plus difficiles d’accès ? Et comment faire pour gérer l’augmentation du tourisme ? Faut-il confiner cette affluence sur une partie du pays quitte à la détruire pour laisser le reste protégé, intouché, sauvage et parcouru seulement par les voyageurs aventureux et respectueux ?
Mon père continue toujours de randonner, tous les weekends en France et lors de ses vacances à l’étranger. Il continue de choisir ses destinations en fonction de son intérêt et des lieux où il est possible de randonner quelques jours sans trop de difficultés et sans se paumer. Dans un pays inconnu, l’estimation de la difficulté et l’apprentissage de l’environnement sont deux facteurs très importants. Surtout si l’on veut sortir des sentiers battus. Et plutôt que de se confronter à la vie rêvée de tout le monde, à cette recherche permanente d’extraordinaire, il fait des voyages « simples » plein d’imprévus, au hasard, sans se préoccuper des lieux soit-disant à ne pas manquer. Parce qu’au delà de la découverte de nouveaux paysages, le voyage pour mon père c’est la recherche d’une simplicité et d’un ressenti intérieur. Son voyage. Et pas celui des autres. Et c’est probablement cela le vrai voyage.