Dans la boite rouge qui me tient lieu de refuge en bordure de l’eau, j’écoute les rafales de vent faire vibrer les câbles métalliques et siffler dans les interstices. Cela fait plusieurs heures que j’attends, là, dans ce refuge d’urgence au bout d’Hornstrandir, que la tempête qui a commencé dans la nuit se calme. Le vent a forci doucement jusqu’à atteindre des rafales impressionnantes. Le bruit du vent me rend inquiète. Cela fait des semaines qui j’y suis confrontée et j’ai vu de quoi il est capable.
Les nuages défilent à toute vitesse et la pluie s’éloigne doucement. Mais il me faut attendre encore avant de reprendre la randonnée. Attendre que le vent se calme afin de pouvoir marcher normalement. Je pense à mon passage à travers les Hautes Terres à vélo, il y a quelques semaines. Mes quelques jours à traverser le désert du centre. La deuxième journée avait été l’enfer sur terre avec des rafales m’empêchant de pédaler. Je me souviens de mon désespoir face au petit nombre de kilomètres parcouru en trois heures. De m’être sentie si petite, si insignifiance, ballotée par les rafales, le visage mitraillé de poussière, l’esprit rendu fou par le sifflement du vent dans les oreilles.
Il y en a eu d’autres, des jours en enfer. Il y en a eu des très difficiles, notamment vers la fin de mon voyage à vélo, sur la côte Ouest. À vrai dire, la grande majorité du voyage fut un combat de chaque seconde contre le vent. En Islande, le vent est permanent. Tous les jours, tout le temps, l’île est battue par ce souffle froid, imbattable, changeant. Il n’y a pas de jours sans vent. Ou très peu. Il arrive parfois que le vent diminue un peu mais cela ne dure jamais bien longtemps. Il semble baisser la nuit pour reprendre aux premières lueurs du jour.
En arrivant en Islande, il y presque deux mois, je savais bien que la météo allait être difficile. Qu’il allait faire froid, pluvieux et venteux. Je le savais. Mais je ne l’avais pas compris. Il y a beaucoup de choses que l’on sait sans les comprendre. Je m’étais mise en tête de me confronter aux éléments, à la difficulté, aux paysages inhospitaliers. Mais la réalité, elle, est tout autre. Le souffle des éléments est un monstre, imbattable, face auquel je ne suis rien. Il détruit mon moral et affaiblit mes forces. Il rend tout plus froid et austère. Et puis il semble obstinément prendre un malin plaisir à me ralentir à vélo. Toujours (ou presque) de face, peu importe la direction où je vais. Ici, il est difficilement possible de prévoir un itinéraire stable sur plusieurs jours. La météo change en permanence. Le climat est instable. Le beau temps, éphémère. Une accalmie entre deux tempêtes. Mon voyage à vélo en Islande a été entièrement façonné par le vent. J’ai eu du mal à y faire face, à l’accepter. À abandonner mes idées d’itinéraires à cause de ce vent tempétueux. Mais il s’est rapidement imposé comme l’élément principal de mes pensées. Je n’ai jamais eu l’esprit autant concentré sur le vent.
En Europe ou ailleurs, je ne me souviens pas avoir été autant consciente du vent. Pourtant le vent existe en France. Notamment en Provence, là où vivent mes parents, souffle le Mistral. Ce vent sec dont les bourrasques à plus de 100km/h ont façonné l’architecture des maisons et la végétation. Avant l’Islande, je pensais que le Mistral était le summum des vents difficiles. Une bête affamée capable de rafales destructrices. Soufflant une bonne partie de l’année. Mais il ne m’a jamais semblé autant présent que le vent Islandais. Le Mistral souffle mais sa présence n’est pas aussi forte. Ici, sur l’île, le vent entoure, avale tout de sa présence écrasante. C’est un dieu en colère qui me pousse le genou à terre.
Le vent de coté semble être le pire. Traitre, violent, dangereux. Les rafales poussent le vélo sur le coté et il me faut pédaler incliné pour essayer de compenser. Mais la moindre perturbation renforce la dangerosité de l’entreprise. Le passage des voitures, une légère accalmie viennent modifier ce mur d’air contre lequel je m’appuie difficilement et soudain le mur disparaît. Et il me faut tout de suite rétablir l’équilibre. Une bourrasque inattendue me prend par surprise et mon vélo file dans le bas-coté ou de l’autre coté de la route. L’esprit est aux aguets, envahit par l’inquiétude, scrutant la prochaine bourrasque. Certains endroits, proches de la mer ou avec trop de trafic imposent de mettre pied à terre. Rouler avec un fort de coté rend le voyage très dangereux. Le vent de face est un mur. Infranchissable. Rouler le vent de face est long, difficile et douloureux. Chaque coup de pédale nécessite un effort double voir triple. Et les kilomètres s’étirent douloureusement. Mais l’entreprise reste moins dangereuse qu’avec un fort vent de coté. Ajoutez au vent, la pluie et vous avez le parfait cauchemar du cycliste en Islande.
Des histoires de voyageurs confrontés au vent, j’en ai entendu plusieurs fois. À Dreki, à quelques kilomètres d’Askja, les rafales ont envoyé dans les airs une grosse tente de camping du marathon Fire & Ice 2019. Et ont retourné une autre tente avec six personnes à l’intérieur. Un autre jour, le vent était tellement fort qu’il faisait voler les cailloux. Au pied des montagnes Kerlingarfjöll ma tente a manqué d’être déchirée en deux par les bourrasques. Sur le Laugavegur Trail, de mini-cyclones ont rempli le sol de ma tente de poussière noire. Ici tous les refuges sont renforcés par des câbles métalliques pour les maintenir en place. Et en bivouac, cailloux et petits murets en pierres viennent consolider l’amarrage des tentes au sol.
La plage Raudasandur.
L’Islande est sur le chemin des cyclones. Ces monstres de puissance se formant grâce à la rencontre de l’air froid venant du Canada et de l’air chaud de l’Atlantique, remontent vers le Nord-Est et s’abattent sur l’Islande. Seule île au milieu de l’océan. Quelques reliefs faisant obstacle. Décuplant la force des vents et des précipitations amenés par les cyclones. La majorité des précipitations s’abattent sur les côtes Ouest et Sud, premiers obstacles au passage des cyclones. Et de ce fait le vent souffle le plus souvent de l’ouest (nord-ouest, ouest, sud-ouest). Les zones sans relief subissent des vents encore plus forts. En particulier dans le centre et les Hautes Terres, où la majorité du paysage est composé de désert minéral. Mais la topographie de certaines zones, comme celles des grandes vallées encadrées de hautes montagnes, crée des corridors dans lesquels le vent s’engouffre changeant brusquement de direction. C’est particulièrement visible dans les Fjords de l’Ouest, où le vent semble changer en permanence de direction. Les glaciers parsemant l’Islande jouent aussi un rôle très important sur la force du vent, puisque la différence de température entre le glacier froid et la zone l’entourant, plus chaude, décuple la force du vent. De nombreuses tempêtes de sables et de poussières apparaissent régulièrement en été dans le centre et en particulier au niveau du Vatnajökull, la plus grosse calotte islandaise.
Ces vents localisés au niveau des glaciers érodent le sol, renforçant les tempêtes de sable ou de poussières. La majorité de la végétation islandaise est composée de mousses, petites bruyères et herbes. Une végétation rase, fragile et à la croissance lente. Le climat, l’activé volcanique, le mouvement des glaciers et le surpâturage ont rendu la croissance végétale difficile. Mais même si le vent joue un rôle majeur, les grands changements dans la végétation Islandaise sont d’origine humaine. Approximativement 60% de l’Islande était couverte de végétation lors de l’arrivée des premiers colons. Aujourd’hui il n’en reste que 25%. Dans les Hautes Terres, les paysans essaient aujourd’hui de fertiliser le sol à l’aide d’une herbe résistante afin de freiner l’érosion. Et de replanter des arbres. Pour apporter un peu de protection face au vent destructeur.
Je me demande quel impact ce vent permanent a t’il sur les Islandais ? Comment façonne t’il leur caractère ? Quel impact cette gifle a t’elle sur la façon de vivre et de voir la vie des Islandais ? Comment font-ils pour vivre sans arbres, dans le froid la grande majorité de l’année, pliés en deux sous les bourrasques ? Le vent est-il associé à la peur ? Comment fait-on pour s’adapter à ce genre de climat ? Je regarde des enfants qui s’amusent dehors. Le vent fort fait voler dans tous les sens la chevelure d’une petite fille. Pourtant cela ne semble pas la gêner. Elle s’amuse. Faut il être né ici sur cette île au milieu de l’océan pour ne pas s’inquiéter du vent ? Ou est-ce simplement l’insouciance de l’âge ? Probablement que les Islandais ont le moral plus robuste que le mien, capable de faire face aux conditions climatiques difficiles. Un caractère plus rude, ruste, renforcé, façonné par les éléments qui les entoure. Par cette permanente austérité. Par ce climat changeant permanent. Par les caprices du temps. C’est peut-être ce qui explique leur tempérament tranquille ? La météo capricieuse façonnerait-elle l’esprit ? De façon à ne pas avoir trop d’attentes, à savoir réagir calmement et simplement et à s’adapter aux situations changeantes ? Serait-ce climat particulier, avec une grande partie de l’année confinée dans le froid et le noir, qui boosterait la créativité des gens d’ici ? Comme un échappatoire, les Islandais créent-ils pour oublier la peur et le mauvais temps ?
Il semblerait bien que cela soit le cas. Mon voyage à vélo en Islande n’a pas été facile, loin de là. Et il n’a pas été une partie de plaisir non plus. J’ai souvent souhaité en finir rapidement. Mais cette confrontation au climat difficile à travers le vélo et la randonnée semble avoir eu un impact sur moi. Un impact sur mon caractère. Il m’a forcé à revoir mes attentes, à m’adapter, à accepter les changements imprévus, à prendre ce que l’Islande m’apportait chaque jour, avec tranquillité. Et à créer. Une infinité d’idées, de réflexions me sont tombées dessus alors que je pédalais et marchais à travers le paysage désertique, à travers les gouttes, zigzaguant sous les rafales. Le climat rude et instable comme forgeur d’un caractère tranquille et créatif. Humilité et simplicité. Une leçon des éléments pour un développement vers quelque chose de meilleur.
Sur ma monture – photo par Guðlaugur J Albertsson